Un monde meilleur ?

Il y a cinquante ans, en hiver 1971, je vivais parmi les Touareg, partageant leur mode de vie durant neuf mois. Je portais leurs vêtements: une djellaba et un chèche, long turban de plusieurs mètres que j’enroulais sur ma tête ainsi qu’au bas de mon visage. Aujourd’hui me voici contraint de rester chez moi et de porter un masque si je sors. Je suis certes connecté virtuellement à la planète entière, mais les mesures barrières m’interdisent de serrer la main de mes amis dans la réalité! Un voyage chez les nomades du désert serait inenvisageable. Je risquerais bien de finir comme otage aux mains des islamistes et traverser les frontières devient un casse-tête. Terrorisme et Covid-19 ont tout changé.

Il y a un demi-siècle, les femmes n’étaient pas voilées dans les rues d’Alger. De nos jours, l’obscurantisme religieux a étendu son voile noir sur la plupart des villes du Maghreb. Chez nous, dans les années 1970, les petits magasins et les offices postaux prospéraient dans chaque commune. Aujourd’hui, beaucoup ont disparu et les échanges sont réduits au strict minimum à cause de l’automatisation. D’où cette question: avons-nous gagné en liberté et en qualité de contacts? Notre liberté et nos relations sociales ne sont-elles pas en train de s’évaporer du monde réel pour émigrer dans les cybermondes?

Depuis cinquante ans, nous assistons à de vrais progrès scientifiques. On a indéniablement de plus en plus de moyens technologiques, mais de moins en moins de perspectives pour réaliser concrètement nos projets. Demandez à tous ces jeunes assignés à résidence derrière leurs écrans et qui ne voient guère le bout du tunnel.

A 20 ans, au début des années 1970, j’avais une kyrielle de possibilités d’avenir. Cette liberté était symbolisée par l’immensité de l’espace du Hoggar et l’hospitalité infinie des Touareg. Peut-on en dire autant pour notre jeunesse? Nous vivons en pleine obsession sécuritaire et sanitaire. Autrui n’est plus un hôte, mais une menace.

«Au mythe d’Ulysse retournant à Ithaque», Levinas oppose «l’histoire d’Abraham quittant sa patrie pour une terre inconnue». Ulysse et Abraham représentent deux manières de vivre. Ulysse figure ici le retour à la maison, voire le repli sur soi, coupé de l’étranger dont on a peur. On vit en toute sécurité sur son île. Abraham au contraire nous montre la voie du dépassement de soi vers l’autre, au-delà du connu. On sort de son cocon en prenant des risques, comme le vieux patriarche qui s’expatria.

Nous vivons sous le signe d’Ulysse, aux antipodes de l’époque abrahamique d’il y a cinquante ans. Quand je compare la vie que nous avions en ce temps-là à celle d’aujourd’hui, je me dis que le progrès n’est sans doute qu’une illusion, particulièrement sur le plan de la liberté. N’aurait-elle été qu’une brève parenthèse dans l’histoire, entre les interdits religieux et la programmation robotique? Cette liberté doit être défendue à tout prix. N’est-elle pas la véritable patrie de tout être humain digne de ce nom?

Jacques de Coulon

Article paru dans La Liberté

Photo de Fabien Bazanegue sur Unsplash

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