«Facebook va lancer un journal», annonce «La Liberté» du 26 novembre. «Le parfait journal personnalisé», fanfaronne Mark Zuckerberg, le fondateur de ce réseau social. Chacun recevra des informations ciblées en fonction de ses intérêts. Certains s’en réjouiront: enfin une presse individualisée s’émancipant des médias de masse! Mais très vite, plusieurs questions surgissent. Tout d’abord, qui décidera du contenu du journal? Une équipe de journalistes indépendants, soucieux de la diversité des points de vue? Non, un algorithme déterminant automatiquement les sujets susceptibles de m’intéresser. Voilà donc mon journal personnel programmé par une instance impersonnelle! A qui écrire si je ne suis pas satisfait? A Monsieur Algorithme?
Faisons un pas de plus: qui se cache derrière l’algorithme, qui l’a créé et en fonction de quels critères? Qui peut m’assurer que cet éditeur sans visage ne cherche pas à me manipuler en attisant mes pulsions de consommateur pour le profit de grandes boîtes? Ne serai-je pas le jouet de quelques marionnettistes tirant les ficelles d’un algorithme en me considérant comme un homme «machine-à-sous»? Ne nous leurrons pas: les critères de sélection des informations distillées seront bel et bien calculés en fonction de mes surfs et de mes achats sur internet. Dans un but précis: me faire dépenser un maximum. Par exemple, j’aime suivre sur la Toile mon chanteur préféré, on m’enverra des infos sur sa prochaine tournée dans ma région et sur son dernier disque. Un journal personnalisé? Certes, mais une gazette qui s’adresse à ma personne en tant que somme de pulsions et non en tant qu’être humain doué de réflexion.
D’autre part, si je ne reçois que des informations conformes à mes intérêts, je risque fort de rester coincé dans ma bulle et de ronronner dans mon panier. Sans être confronté à d’autres points de vue que le mien, comment progresser? C’est comme si, dans le domaine de l’éducation, on disait à l’élève de n’apprendre que ce qui l’intéresse. Il ne s’élèverait plus; il tournerait en rond dans le petit cirque de son moi. Je crois profondément au rôle éducatif de la presse, quitte à être en décalage avec la pensée dominante refusant toute autorité morale au nom de la liberté individuelle, mais en livrant de fait l’être humain au matraquage publicitaire. Or l’éducation vient du latin «educere»: conduire hors de. Hors de quoi? De moi-même en heurtant parfois mes convictions pour m’ouvrir à d’autres horizons. Le «parfait journal» de Zuckerberg ne ferait que me renforcer dans mes positions. Un journal parfait ou un enfermement dans la prison du moi? Le passionné de rock, bombardé d’articles sur le rock, n’aurait plus guère de possibilités de s’intéresser à une autre musique. Le partisan de l’UDC serait conforté dans ses avis par des présentations sur la criminalité étrangère et le socialiste serait socialiste à vie. Or le propre de l’homme n’est-il pas d’évoluer en changeant parfois radicalement sa vision au fil des ans? Le développement de l’intelligence ne s’opère que par la confrontation des idées. Dans ce sens, un journal personnalisé en fonction des intérêts mène à l’abêtissement.
Enfin, si les nouvelles se bornent aux inclinations de ma personne, il n’y a plus d’informations généralisées pour toute la communauté humaine qui disparaît au profit d’une somme d’îlots disparates formée de groupes restreints par leurs affinités. Le réseau social devient le réseau des communautarismes, chaque troupeau bêlant dans son coin, abreuvé par tel type d’informations. Si je ne suis plus au courant de ce qui arrive aux gens qui se situent en dehors du cercle de mes intérêts, comment faire encore partie de la grande communauté humaine? Bref, sous couvert de personnalisation, le journal d’un réseau «social» devient un dissolvant antisocial.
Merci d’avoir lu cette opinion qui, pour le moment, est encore accessible à tous, même à ceux qui ne la partagent pas.
Paru dans La Liberté du 28.11.2014
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