La Coupe du monde de football va commencer. Comme beaucoup, je m’en réjouis. Malheureusement plusieurs fausses notes ont accompagné la préparation de ce Mondial et si l’on voulait déblatérer sur les hautes instances du football plus ou moins corrompues, un numéro complet de La Liberté n’y suffirait pas. Je n’en retiendrai qu’une seule : la déclaration de Michel Platini appelant le peuple brésilien à mettre en sourdine ses protestations contre la corruption et l’oubli des infrastructures sociales au profit des temples du football. « Si vous pouvez attendre un mois avant de faire des éclats, dit-il, ce serait bien pour l’ensemble du Brésil et la planète football. » Autrement dit : laissez de côté vos états d’âme – votre âme ? – et laissez-nous jouer en paix !
Nous assistons ici à une inversion des valeurs. Le divertissement passe avant la préoccupation de justice. Platini ordonne de mettre au placard les exigences d’équité au profit du nouveau culte footballistique. Marx avait raison : la religion est bien l’opium du peuple et Platini en est l’un des grands prêtres fournisseurs de drogue. Pour tuer dans l’œuf toute velléité de contestation, le célèbre numéro 10 ne propose plus des joies dans un au-delà hypothétique mais des enthousiasmes devant un écran virtuel. Platon nous comparait à des prisonniers enchaînés au fond d’une caverne en train de regarder un jeu d’ombres projeté par des marionnettistes et il nous invitait à sortir de la grotte pour contempler puis réaliser les vraies valeurs éclairées par le soleil du Bien : justice, égalité, liberté… Platini, cet anti-Platon, nous commande aujourd’hui de rester tranquillement assis à notre place pour jouir de la projection, sans faire de vagues. Surtout ne pas rester dans la rue pour manifester son indignation et vite rentrer chez soi pour apprécier le spectacle derrière un écran : voilà ce qui est demandé aux Brésiliens. À moins qu’ils n’aient les moyens d’aller au Temple pour communier avec les nouveaux dieux. De Platon à Platini ou comment retourner dans la caverne et se taire. Le platonisme éveille, le platinisme anesthésie.
Les résultats de la grand-Messe du football risquent de primer sur les revendications éthiques. C’est en fonction d’eux que le peuple réagira plus ou moins fort à l’injustice. « Le climat social du Brésil dépendra surtout des résultats ; dans un Brésil en colère, une victoire du pays hôte peut tout changer » titre le Matin dimanche du 8 juin. Si une simple victoire sur le terrain peut enterrer les soucis de justice, alors le platinisme aura triomphé du platonisme et l’homme sera bel et bien retourné à l’âge des cavernes sur le plan moral. Mais faut-il désespérer de l’être humain ?
Au 17e siècle déjà, Blaise Pascal critiquait les dérives du divertissement. Sa fonction première n’est-elle pas de nous faire oublier la fragilité de notre condition ? « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de ne point y penser » écrit-il. Rien de mieux que de rester au fond de la grotte en vivant par procuration la vie d’un héros devenu idole. Un footballeur par exemple. Cet oubli de notre situation peut être temporairement bénéfique à condition qu’il ne nous endorme pas définitivement. Pascal ajoute : « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement et cependant c’est la plus grande de nos misères car c’est cela qui nous empêche de songer à nous et qui nous fait nous perdre insensiblement. » Le verbe « divertir » vient du latin « divertere » qui signifie « se détourner ». De qui ? De nous-mêmes. Le divertissement peut devenir amnésie en nous cachant notre condition d’esclave enchaîné et en annihilant toute révolte comme toute découverte des vraies valeurs brillant en dehors de la caverne.
La coupe du monde ? Un bon dérivatif. À condition qu’elle ne nous fasse pas oublier notre échelle des valeurs qui nous maintient hors de la grotte. Bons matchs.
Paru dans La Liberté du 13 juin 2014