Vivre, c’est prendre des risques. Chaque matin, dès que je me lève, je côtoie le danger: il se peut que je tombe dans l’escalier, que je sois renversé en traversant la rue ou que je me retrouve contaminé dans un magasin. Pour éliminer un maximum de risques, je devrais rester confiné dans mon lit mais mon existence perdrait toute saveur. Si elle ressemblait à un long fleuve tranquille ou au calme plat de la mer, elle deviendrait vite invivable. A force de vouloir exclure l’éventualité de la mort, on finit par mourir d’ennui. Et par abdiquer nos libertés.
La pandémie jette une lumière crue sur une vérité que trop peu de gens veulent voir en face: au nom de la santé, on ampute notre autonomie. Plus on tend vers le risque zéro, plus la liberté s’atrophie. Pour notre bien, paraît-il, mais aussi pour diminuer les coûts sanitaires, nous voici sommés d’adopter un mode de vie sain, pour ne pas dire aseptisé. A quand l’obligation de porter une puce reliée au système pour contrôler notre pression, notre rythme cardiaque ou nos mouvements? Tracés au nom du moindre risque, ne serons-nous pas alors tracés de la vraie vie pour être reformatés en moutons dociles? Heureusement qu’il est encore temps de réagir.
Pour Camus, le simple fait de vivre ne nous comble pas. La vie s’épanouit grâce au sens que nous lui donnons. On ne vit vraiment que grâce à l’aiguillon de nos raisons de vivre. Sans elles, l’existence s’étiole.
«Je vois que des gens meurent parce qu’ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue», constate Camus en ajoutant que «d’autres se font paradoxalement tuer pour des idées qui leur donnent une raison de vivre qui est en même temps une raison de mourir». Les motifs de vie sont encore plus importants que la vie en elle-même. Vivre, oui, mais pour quoi et pour qui? «Le sens de la vie est la plus pressante des questions», conclut Camus. Or ne pas tomber malade suffit-il à donner un sens à l’existence? On peut en douter.
Levinas parle de la pesanteur de l’être à l’état brut qu’il nomme il y a. Sans une personne capable de la prendre en charge et de l’orienter dans telle direction, l’existence n’a pas d’issue et nous plonge dans le brouillard. «L’être demeure comme un champ de force, comme une lourde ambiance», dit Levinas en précisant: «L’il y a, c’est l’horreur.» Par conséquent, rechercher l’existence pour l’existence en voulant éloigner toute forme de risque, à commencer par la présence d’autrui susceptible de nous infecter, n’est qu’une aberration. On ne fera que mariner dans la soupe sans saveur de l’il y a.
La tentation mortifère du risque zéro est, en réalité, un attentat contre la vie. Végéter dans un avion sans pilote bloqué sur le tarmac ou sur un navire sans capitaine resté à quai, est-ce la vie que nous souhaitons? En sécurité, certes, mais ligotés. Il convient de dénoncer la dérive hygiéniste, puritaine et frisant le totalitarisme d’un système paternaliste qui nous asphyxierait.
Jacques de Coulon
Article paru dans La Liberté