La question des enjeux de la formation nous interpelle : que faut-il enseigner, que vise-t-on pour les jeunes générations ? Certains se contentent hélas de suivre comme des moutons des procédures et des programmes préétablis sans s’interroger sur leur finalité. C’est vers Descartes que nous nous tournerons pour tenter d’y voir clair. « Le but des études, écrit-il, doit être de diriger l’esprit de manière à ce qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui. » Il précise bien « sur tout ce qui se présente », préconisant une culture générale et non une spécialisation. Le Règlement sur la reconnaissance des maturités gymnasiales (RRM) dit exactement la même chose : « L’objectif est d’offrir aux élèves la possibilité d’acquérir de solides connaissances fondamentales et de développer leur capacité de jugement. Ces écoles dispensent une formation générale cohérente. Elles évitent la spécialisation. »
Les connaissances pointues dans un domaine restreint s’acquerront en toute fin de formation, à l’université notamment. Elles s’appuieront sur « de solides connaissances fondamentales » comme on vient de le souligner. La cime d’une montagne se profile sur une base beaucoup plus large. Il en va de même pour la pyramide du savoir. Une spécialisation trop précoce enfermerait chacun dans un seul champ de compétence au détriment de la cohésion sociale et du dialogue entre citoyens. Comment se prononcer lucidement en votation sur des sujets d’intérêt général si l’on n’a aucune idée sur la question ? Un monde hyperspécialisé peuplé d’infirmes de culture générale serait soumis aux manipulateurs et à leurs slogans simplistes. Les principaux enjeux de société seraient traités par des experts sans vision globale, à la solde de puissants groupes d’intérêt. Ne sommes-nous pas déjà en train de nous acheminer vers ce règne des démagogues et des experts ?
Qu’est-ce que la culture générale ? Si la spécialisation consiste à savoir presque tout sur quasiment rien, la culture générale équivaut-elle à ne savoir presque rien sur quasiment tout ? Certainement pas. Cette conception correspond à un vernis culturel superficiel qui s’étale tous azimuts comme la confiture mais qui n’a aucune profondeur. Or la culture suppose la faculté de creuser des sillons pour semer les graines afin qu’elles puissent germer et pousser. La culture n’est-elle pas une agriculture de l’esprit ? Elle n’est pas quantitative mais qualitative. Il n’est d’ailleurs ni possible ni souhaitable de vouloir savoir tout sur tout par un bourrage de crâne effréné, particulièrement aujourd’hui où nous disposons d’un réservoir inépuisable de connaissances sur la Toile. De quoi s’agit-il alors ? D’apprendre l’essentiel dans les diverses disciplines et d’établir des rapports entre elles en ayant une vision d’ensemble. Dans quel but ? « Porter des jugements solides et vrais » dixit Descartes.
Comment aller à l’essentiel ? En posant les questions judicieuses permettant de hiérarchiser le savoir. Tel est le rôle de toute formation : donner des critères de jugement pour trier les informations et s’approprier leur substantifique moelle. Que faut-il absolument connaître dans ce domaine pour exercer en connaissance de cause notre métier de citoyen ? Enfin, dans le mot « apprentissage », on entend « tissage ». Tisser des liens entre les champs du savoir implique la capacité de s’extraire de son pré carré et de prendre de la hauteur en ayant une vue d’ensemble du paysage. Développer ce regard de l’aigle était le principal objectif de l’éducation chez les Anciens. S’élever n’est-il pas le sens du mot « élève » ? Plutôt que de modeler des spécialistes confinés dans leur enclos, le défi consiste à former des visionnaires qui, du sommet de la montagne, auront certes des connaissances de pointe mais surtout un point de vue panoramique sur le savoir. Il y va de la survie de notre démocratie qui repose sur une formation générale exigeante.
Jacques de Coulon
Paru dans La Liberté du 28 août 2001