Lors d’une randonnée en pleine nature, une évidence s’impose : ce paysage montagneux n’est pas une production humaine. Ces pics ne sont pas des pixels, je ne regarde pas des images numériques que je peux retoucher. Ces rochers n’ont pas été faits par l’homme. Ils me surplombent. Je ne domine rien. J’admire. Ce constat est loin d’être banal à l’heure où les humains se sont coupés de la nature pour émigrer vers des contrées artificielles, vivant dans la bulle de leurs sécrétions techniques. Le monde n’est-il pas devenu une succession de selfies où l’homme se retrouve en tout, contemplant son propre reflet à l’infini, tel Narcisse ? Divorcé de la nature, le voici dénaturé. En bon psychiatre, Jung pose ce diagnostic: « Cette fuite par rapport à la nature engendre une hyper-civilisation qui tyrannise l’âme. » Le milieu sauvage rééquilibre et nourrit justement parce qu’il n’est pas une construction humaine.
L’homme moderne a désacralisé la nature. Il l’a vidée de son intériorité pour en faire un stock d’objets exploitables. Se prenant pour un roi, il s’est extrait de son environnement en s’élevant dans la tour d’ivoire de son mental pour mieux dominer en disséquant. Cet autiste s’avère incapable de voir la nature comme un temple vivant où l’on « comprend sans effort le langage des fleurs » (Baudelaire). Elle n’est qu’une superficie à sa merci, « une commodité qui lui appartient » plutôt qu’une « communauté à laquelle il appartient », comme l’écrit le peintre Robert Hainard. En nous séparant de notre cadre naturel, n’est-ce pas à nous-mêmes que nous portons atteinte ? Il existe un lien étroit entre la santé de l’humanité et celle de la Terre, comme entre le cerveau et les autres organes du corps. En se comportant comme un pirate, l’homme d’aujourd’hui génère une maladie auto-immune s’attaquant au grand corps de la planète et donc à l’humanité.
En nous dissociant de la nature, nous nous dénaturons aussi en perdant contact avec nos profondeurs, avec « l’homme archaïque » que nous refoulons dans notre inconscient, prévient Jung. L’être humain récapitule en lui toute l’histoire de la Terre. Selon Aristote, son être comprend trois étages : « L’âme végétale » qu’il partage avec les plantes, « l’âme désirante » qu’il a en commun avec les animaux et « l’âme rationnelle ». En s’isolant dans cette dernière, il oublie ses fondations. Jung nous invite à retrouver nos racines paléolithiques. Comment ? En cessant de se regarder le nombril et en s’immergeant dans la nature.
Pour Henry-David Thoreau, le degré de civilisation se mesure à l’étendue des espaces sauvages que l’homme laisse subsister. « Nous sommes riches en proportion du nombre de choses qu’on ne touche pas », dit-il. À cette aune-là, nous sommes en voie de sous-développement puisque chez nous, gouverner, c’est goudronner pour doper la croissance, cette excroissance de notre orgueil démesuré. D’où l’urgence de revoir notre rapport au monde en vivant avec et non malgré la nature.
Jacques de Coulon
Paru dans La Liberté du 18 août 2016