Nos démocraties sont basées sur la liberté de choix : le citoyen opte pour telle politique ou pour telle manière de vivre. Cependant, ces dernières années, l’ultralibéralisme a multiplié les micro choix au point de noyer les véritables enjeux de société. À chaque pas de notre existence, nous voici sommés de choisir entre moult types de vêtements, de téléphones portables ou d’options pour notre voiture. Sommés au point d’en être assommés ? Et si trop de liberté tuait l’authentique liberté en parasitant nos esprits au point de les paralyser ?
C’est ce que montrent de très sérieuses recherches scientifiques reproduites dans l’émission Spécimen de la télévision romande le 14 mars dernier : plus nous avons de choix, moins nous choisissons. Par exemple, le pourcentage d’acheteurs face à trente pots de confiture différents s’avère nettement plus faible que face à six. Ils se décident plus facilement lorsque la palette de choix diminue. D’autre part, quand le choix est définitif, la personne se déclare plus sereine et plus heureuse que si elle peut revenir en arrière. Elle jouit davantage d’un tableau acquis une bonne fois pour toute que d’une peinture susceptible d’être encore échangée puisqu’elle a le loisir de la contempler pleinement sans se demander sans cesse si elle a bien choisi. Conclusion : des choix bien délimités et stables sont source de bonheur. Ils soulagent l’esprit et le libèrent. Trop de délibérations, souvent futiles, empêchent l’éclosion de la liberté.
Au Moyen-Âge déjà, la célèbre histoire de l’âne attribuée à Jean Buridan soulignait le paradoxe du libre-arbitre : placé devant un seau d’eau et une ration d’avoine, l’âne finit par dépérir, faute d’être capable de se déterminer. Certes nous ne sommes pas encore des ânes mais notre système qui a fait exploser les possibilités de choix ne nous pousse-t-il pas à ressembler au spécimen de Buridan ? Sans repères précis, l’esprit encombré de choix que nous peinons à hiérarchiser, nous risquons bel et bien de mourir de soif dans un désert de non-sens. La liberté perd alors toute signification. Sans être canalisée, elle s’écoule dans toutes les directions et finit par s’assécher. Un exemple ? La multiplication des sujets et des occasions de votations sur des thèmes parfois mineurs augmente l’abstentionnisme.
Je le remarque aussi chez mes élèves. La « Nouvelle Maturité » en vigueur depuis plus de dix ans a remplacé les cinq types d’études par un large éventail de choix (options, langues, arts…) au point que l’école tend à se transformer en supermarché. Les étudiants sont-ils pour autant plus heureux et plus compétents que leurs aînés ? J’en doute. Certains semblent fort démunis face à cette avalanche de possibilités et souhaitent être orientés. Une éducation au choix s’impose. Sans parler de cet élève qui me demandait l’autre jour s’il pouvait encore changer d’option avant cet été et auquel je répondais par la négative. « Finalement, c’est une bonne chose, admit-il, je vais pouvoir me concentrer sur mon travail. » On parle aussi d’un retour à des profils d’études qui passe par une limitation du nombre d’options.
La liberté s’atrophie par épuisement. Or aujourd’hui, l’individu se retrouve seul face à la pieuvre de la mondialisation qui lui ouvre tous les possibles sur les écrans. Les structures familiales, nationales ou religieuses qui sont des matrices où s’élaborent les orientations, éclatent dans ce gigantesque hypermarché. L’écrivain Todorov voit dans cette inflation des choix un vrai danger pour la démocratie. Dans son dernier livre intitulé « Les ennemis intimes de la démocratie », il parle d’une « dissolution des identités collectives par une subdivision à l’infini où les normes communes cèdent la place aux choix personnels ». Comment ne pas se sentir désemparé ? D’où ce défi éducatif : l’apprentissage de la liberté. Comment ? En désencombrant l’esprit pour se décider sur l’essentiel puis assumer ses choix.
Paru dans la Liberté du 24 mars 2012