La pensée est-elle en voie de disparition?

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Deux articles récents dénoncent l’invasion de la pensée unique qui anesthésie les esprits et qui est en fait une non-pensée. Dans une interview donnée «La Liberté» du 16 mai dernier, le professeur Jean-Jacques Friboulet livre son «testament d’un économiste humaniste» et déplore une approche trop spécialisée du réel, chacun restant cloisonné dans son champ d’études. «Les ouvertures disciplinaires se perdent, précise-t-il. Nos collègues sont très performants dans leur domaine, mais ils ne regardent pas assez ce qui se fait à côté de chez eux.»

Quant au journaliste Jacques Pilet, dans sa chronique de «L’Hebdo» (15 mai 2014) à propos de la crise ukrainienne, il stigmatise le point de vue unilatéral des médias qui parlent abondamment des méfaits des partisans de la Russie tout en omettant les exactions des manifestants ukrainiens qui ont, par exemple, laissé brûler une quarantaine de pro-Russes à Odessa. «Un reflet superficiel et partial des événements», souligne-t-il. Qu’elle soit cloisonnée ou unilatérale, la pensée unique nous enferme dans un carcan. Mais qu’est-ce qu’une pensée authentique? On peut la caractériser de trois manières: la profondeur, la hauteur et l’ouverture à l’autre. La profondeur tout d’abord. Jean-Jacques Friboulet comme Jacques Pilet regrettent un oubli de la dimension historique. La pensée unique est sans mémoire et sans relief, suspendue à la fugacité de l’instant et soumise à la direction momentanée du vent. Elle manque cruellement d’une profondeur qui lui permettrait de mettre en perspective les phénomènes. Bref elle est déracinée. Pour comprendre notre monde, Jacques Pilet souhaite un «rappel des séismes de l’histoire qui sous-tendent l’actualité» et Jean-Jacques Friboulet demande «une ouverture à l’histoire et à la philosophie». La vraie pensée ressemble à un arbre: plus ses racines plongent profondément dans le sol, plus il pourra grandir, s’étoffer et s’ouvrir vers le ciel. La méconnaissance de l’histoire aplatit et dessèche la pensée.

La hauteur ensuite. Simone Weil compare le penseur à un marcheur en montagne. S’il s’enferme dans un pâturage clôturé, il ne verra qu’une partie de la réalité. Or bien des gens demeurent rivés à un seul point de vue: ils arrêtent de penser. Pour la philosophe, l’itinéraire de la pensée comprend deux étapes: se mettre en route puis atteindre le sommet. Dans un premier temps, nous sommes appelés à quitter notre pré carré pour découvrir d’autres facettes de la montagne: une forêt, un lac, des rochers… «Dès qu’on a pensé quelque chose, explique Simone Weil, il convient de chercher en quel sens le contraire est vrai.» La pensée est en mouvement, elle examine des approches variées. En un second temps, nous gravissons la pente jusqu’à la cime pour contempler d’un seul regard tous les aspects de la montagne. «Il s’agit de s’élever jusqu’à un point transcendant, suffisamment haut pour permettre une vision simultanée et non successive des phénomènes.» La vraie pensée est d’abord pluraliste puis synthétique. Elle ordonne les points de vue en les hiérarchisant selon leur proximité plus ou moins grande du sommet, tout comme les divers paysages d’une montagne.

L’altérité enfin. Pour Platon, «c’est le dialogue de l’âme avec elle-même que nous appelons pensée». Il dit bien «dialogue» et non «monologue». Nous ne sommes pas des vaches en train de mâchouiller toujours la même herbe dans un champ clos. Ce dialogue implique plusieurs points de vue, parfois contraires, à l’intérieur de nous. La pensée fait cohabiter différents personnages qui s’interpellent et argumentent sur la scène de notre conscience. Or ce dialogue intérieur, analysant diverses perspectives, présuppose un dialogue avec autrui. Sans la présence de l’autre, nous ne penserions pas! On ne développe pas sa pensée devant son écran, mais bien face à autrui. C’est lui qui nous permettra de sortir de notre cocon pour élargir notre horizon. La pensée sera en dialogue, plurielle et synthétique ou ne sera pas.

Paru dans La Liberté du 21.5.2014

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