Voici la préface du livre La métaphysique, source d’émerveillement du Père Pierre-Marie Emonet paru aux éditions Tarma :
Un livre majeur pour notre temps
A la belle saison, le chant du merle m’éveille au petit matin. Il émerge du fond de la nuit vers la clarté de l’aube et me remplit de joie. Pour le Père Emonet, toutes choses sont comparables à l’aubade du merle : elles sortent de l’ombre sous la poussée de l’être pour chanter leur partition. Mais qui sait encore écouter leur mélodie et s’émerveiller de leur révélation ? Qui sait être attentif, comme dirait Baudelaire, au « langage des fleurs et des choses muettes » ? [1]
Le livre que vous avez en main, ami lecteur, vous initiera à ce langage caché. C’est un véritable joyau qui transformera votre rapport au monde. Sa lecture vous désencombrera du superflu et vous retrouverez la pureté du regard pour aller à l’essentiel. Je l’ai lu et relu à maintes reprises et, chaque fois, il m’a libéré de mon agitation mentale pour me ramener à la lumière de l’être qui brille sur le visage de cette fleur, de cet arbre, de cet oiseau…
Trop souvent, nous nous contentons de surfer à la surface des choses par l’intermédiaire d’un écran qu’on manipule et qui nous manipule en programmant numériquement notre vision du monde. Cet ouvrage nous fera dépasser les apparences pour nous faire découvrir la trame du réel, plus profondément que le mesurable, au-delà de la physique. D’où le terme « métaphysique ». Dans sa première édition, le livre s’intitulait « Une métaphysique pour les simples ». Il s’adresse en effet à tout le monde. Pour l’aborder, nul besoin d’avoir à l’esprit un arsenal de concepts philosophiques. Il suffit de se laisser guider en toute simplicité par ce maître de métaphysique et de poésie qu’était le Père Emonet. Pour lui, « le métaphysicien et le poète sont frères ». Les intuitions poétiques qui jalonnent le chemin nous feront bien mieux comprendre la clarté de l’être que des concepts abstraits : elles sont comme une rivière de diamants qui éclaireront notre esprit en le stabilisant et en dissipant les brumes de ses élucubrations. Cet ouvrage aurait pu aussi s’appeler « voyage au pays des merveilles », cette contrée fabuleuse étant notre monde quotidien vu à travers le regard épuré d’un métaphysicien poète.
« Il n’y a que deux façons de vivre, dit Albert Einstein : l’une en faisant comme si rien n’était un miracle, l’autre comme si tout était un miracle. » C’est cette seconde manière de vivre que le Père Emonet nous invite à suivre. Nous voici aux antipodes du regard blasé que posent de nombreux contemporains sur leur environnement. Pour les émoustiller, il leur faut des prouesses technologiques ou sportives qui les dopent. Ils ne savent plus s’extasier devant une jonquille, un cygne ou un clair de lune. « La métaphysique, source d’émerveillement » leur apprendra à faire une pause dans leur course effrénée vers des sensations frelatées et de plus en plus fortes, notamment dans les cybermondes. Oui, il faut sortir du dopage sensoriel intensif auquel nous sommes soumis à longueur de journée pour retrouver un regard neuf sur le monde. La métaphysique du Père Emonet est, à ma connaissance, l’un des remèdes les plus efficaces.
Disposé en courts chapitres qui sont à déguster avec délectation, cet ouvrage est le compagnon de route du cardinal Georges Cottier, théologien du Pape Jean-Paul II. « Pour que sa profondeur se révèle, écrit-il, ce livre doit être longuement médité ; il doit conduire à des moments de suspense où l’esprit, émerveillé, se laisse envelopper par l’être. » [2]
Mais qui était au juste le Père Emonet ? Un contemplatif bien implanté dans la réalité et un éveilleur. Son apparence physique nous montrait d’emblée cette union du ciel et de la terre. Pour le ciel, un crâne luisant en forme de coupole qui me rappelait Sainte-Sophie de Constantinople, le bleu profond de ses yeux et la robe blanche des dominicains ondulant au vent. Pour la terre, une silhouette bien charpentée, ancrée dans le sol, solide comme un roc. J’y ajouterai une bonne dose d’humour qui le faisait surnommer Bourvil par ses élèves. Bourvil à qui il ressemblait physiquement. Mais ce qui m’a d’emblée frappé lorsque je le rencontrai pour la première fois, c’est son incroyable rayonnement : il illuminait tout de sa présence. Présence nourrie de celle des êtres qu’il contemplait.
Le Père Emonet a partagé quelque temps la vie des chartreux mais, en bon dominicain, membre de l’Ordre des frères prêcheurs, il a surtout consacré sa vie à l’enseignement pour former des générations d’élèves. L’un d’eux, l’écrivain et prix Goncourt Jacques Chessex se souvient : « Et l’esprit et l’exemple du Père Emonet m’emplissaient de lumière et d’ardeur. J’avais envie et besoin de mériter la lumineuse clarté de ses leçons. J’avais le désir, à ma modeste façon, d’être à la hauteur de son enthousiasme, de son élan, de son verbe toujours plein de poésie et d’humour. » Et d’ajouter : « Le discours du Père Emonet n’a rien de rhétorique, rien non plus de contraignant ou d’enfermé dans le système. Tout au contraire, il aère ; il suscite la prise de conscience, l’adhésion, l’intuition par sa dynamique imagée et enjouée. » [3] Jacques Chessex m’a confié qu’il envoyait ses manuscrits au Père Emonet, dans l’attente anxieuse de sa réaction. A la fin de sa vie, il écrivit même une « Ode au Père Emonet » dans laquelle il lui dit toute son admiration.
Le Père Emonet m’a aidé à sortir d’une dépression, d’une « traversée de l’enfer » comme il disait. Comment ? En me faisant quitter mes ruminations mentales pour me ramener au réel, à la gloire de l’être, par-delà ma subjectivité. J’allais le voir régulièrement dans la petite ville d’Estavayer, au bord du lac de Neuchâtel, où il était aumônier dans un couvent. Il m’apprit à contempler une fleur, dans son jardin. « Voyez cette pâquerette, me disait-il. Elle rayonne là devant vous et manifeste de manière unique l’idée de pâquerette, son espèce, dont elle suit le plan d’évolution. Il n’y a pas deux pâquerettes semblables. C’est cette fleur-ci qui existe vraiment en face de vous. Elle n’est pas une sécrétion de votre esprit mais elle vous révèle le secret de son être. D’ailleurs l’idée de fleur n’est pas non plus une production mentale de l’homme. Elle existait bien avant nous. Où ? Dans une Intelligence qui nous dépasse. »
Pour mieux me convertir à la présence de l’être, il me rappelait cette parole d’un contemplatif : « Lorsque vous regardez une rose, n’oubliez pas qu’elle vous regarde. » « Dans la fleur, il y a un intérieur qui ouvre ses yeux » écrit le théologien Hans Urs von Balthasar, cité dans ce livre. Quant au poète Rainer Maris Rilke, lui aussi très présent au fil des pages, il nous invite à considérer que « l’arbre peut-être pense en dedans ». D’où vient ce regard ? D’où vient cette pensée ? La contemplation provoque un déclic dans notre esprit ; elle le tourne vers le cœur de l’être, comme un tournesol vers le soleil.
Une Intelligence qui a pensé toutes les espèces de fleurs, d’animaux ou d’étoiles, bien avant l’apparition de l’homme ? Einstein lui aussi a eu cette intuition : « Dans la nature se révèle une Raison si supérieure que toutes les pensées ingénieuses des hommes ne sont, en comparaison, qu’un reflet tout à fait futile. » Le physicien de génie rejoint ici le métaphysicien.
D’autres éminents scientifiques appellent à une renaissance de la métaphysique. Par exemple Erwin Schrödinger, prix Nobel de physique : « L’homme occidental menace de retomber à un niveau antérieur de développement. Une suppression de la métaphysique ferait de l’art et de la science des squelettes pétrifiés, dépourvus d’âme, incapables du moindre développement ultérieur. » [4] Seule la métaphysique nous permet de renouer contact avec la présence vivifiante de l’être jaillissant au cœur des réalités. Loin d’apparaître comme un savoir désuet à reléguer dans un musée d’antiquités, la métaphysique est l’avenir de l’homme. Elle répond à une double insatisfaction de notre époque : la soif de présence réelle et de contemplation.
Enfermé dans un univers numérique, l’homme d’aujourd’hui se coupe du réel. Il ressemble au prisonnier de Platon enchaîné au fond d’une caverne, captivé par un jeu d’ombres qui lui fait oublier que la vraie réalité se trouve à l’extérieur de la grotte. Pensons aux cohortes de gens collés à leur écran d’ordinateur ou de téléphone à longueur de journées, voire de nuits ! Ils évoluent dans un ersatz de réalité, dans un monde sans consistance. Ils voguent au gré de leur moi sur un magma fluide et manipulable. Ne sont-ils pas aussi fréquemment dans un état second ? En les orientant vers la splendeur de l’être qui rayonne dans la nature, ce livre les fera décoller au-dessus des brumes virtuelles. Pour un métaphysicien comme le Père Emonet, cette rose, cet arbre ou cette hirondelle manifestent la présence réelle de l’être, comme des hosties. Cette rose dans le jardin et non le concept de rose ou la rose virtuelle créée par un logiciel ! Si nous savons la recevoir, cette présence réelle nous délivrera de nos fantômes intérieurs, de nos fantasmagories mentales. Nous voici sauvés par la gloire de l’être qui scintille dans la présence du présent, comme le plus beau des présents !
Pour contrebalancer les fulgurantes avancées technologiques, notre temps a un urgent besoin de contemplation. On y entend résonner le mot « temple ». La nature est-elle un immense réservoir d’énergie à exploiter, comme le déplore Heidegger, ou « un temple » où « l’homme passe à travers une forêt de symboles », comme le ressent Baudelaire ? [5] Nous vivons sous le règne de la quantité et l’homme contemporain tend à poser un regard de prédateur sur son environnement, comme si les êtres étaient à son service, pour son profit et la satisfaction maximale de ses pulsions. Plutôt que de laisser être les phénomènes, il projette sur eux une étiquette ou même un chiffre pour mieux se les approprier.
Le contemplatif au contraire accueille les êtres avec un regard neuf, comme s’il les voyait pour la première fois. Il leur permet de se révéler et de jouer leur note propre dans la grande symphonie du nouveau monde où tout se correspond « dans une profonde unité » (Baudelaire). Nous voici loin de toute visée d’exploitation qui décortique la réalité pour la formater à notre image. « L’homme a été créé pour la contemplation » souligne le Père Emonet.
Le philosophe Martin Heidegger distingue la « pensée calculatrice » qui enserre la nature dans « les pinces de la planification » en vue de la rentabilité et la « pensée méditante » qui laisse s’exprimer l’être en chaque chose. Par exemple, cette forêt de hêtres peut être vue de deux manières : soit je la perçois comme un terrain à faire fructifier en le rendant constructible et en vendant le bois des arbres (pensée calculatrice) ; soit je la contemple comme ce moine chartreux, ami du Père Emonet, qui entre en communion avec le lieu : « Les hêtres sont toujours d’une écriture admirable et je participe avec recueillement à leurs métamorphoses d’automne. »
Ces deux approches sont certes complémentaires mais aujourd’hui nous manquons cruellement de la seconde. Nous avons perdu contact avec le cœur de l’être pour dériver sur un paraître tissé par le calcul. Ce petit traité de contemplation vous ramènera à la source de l’être. Il approfondira votre vision du monde tout en la simplifiant. Bon voyage et bonne découverte du temple de l’être !
Fribourg, le 30 juillet 2013
Jacques de Coulon
[1] Elévation in : Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, 1996, p.37
[2] Jacques Chessex, Georges Cottier, Guy Bedouelle et allia, Avec le Père Emonet, Vevey, Ed. de L’Aire, 2006, p. 31.
[3] Ibidem, p. 61.
[4] Ma conception du monde, Mercure de France, Paris, 1982, p. 20.
[5] Correspondances in : Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, 1996, p.37.