Paru dans Bonheurs Magazine de mai 2015
Le mot « méditation » signifie étymologiquement « itinéraire vers le milieu ». Elle nous conduit vers le noyau de notre être, vers cette source de conscience et de joie qui jaillit dans nos profondeurs, à notre origine. Des sages, comme Lao-tseu ou le Bouddha, ont comparé notre vie à une grande roue. Plus on s’approche du centre, plus la vitesse de rotation diminue. Et lorsque nous atteignons le moyeu, nous nous tenons immobile dans la sérénité. Ajoutons que ce moyeu est vide : il ne contient aucune forme. Il n’est pas ceci ni cela. Il est. Tel doit être notre esprit au terme de la méditation : vide pour s’ouvrir à la présence lumineuse de l’être.
La méditation n’est pas l’apanage de l’Orient, comme on le croit trop souvent. Elle se trouve aussi dans la tradition occidentale, comme on le voit chez René Descartes, l’auteur des Méditations ou chez Edmund Hussserl, le fondateur de la phénoménologie, qui écrivit les Méditations cartésiennes. Chez Descartes comme chez Husserl, il s’agit bien d’une pratique philosophique visant à remonter à une source de conscience et de vérité.
Commençons par Descartes. Que recherche-t-il ? Un noyau de certitude absolue. Il procède par étapes : les sens d’abord. Ne sont-ils pas souvent trompeurs comme on l’observe avec le mirage dans le désert ? Plus inquiétant, il n’est pas impossible que tout ce que je perçois maintenant – ces arbres, ces montagnes, cet oiseau – ne soient que des productions de mon esprit, comme en rêve. Oui, il se peut que je sois en train de rêver et qu’en me réveillant un jour, je fasse le constat que tout n’était en fait qu’élucubrations mentales. N’est-ce pas ce qui se passe à propos de mes rêves quand je m’éveille le matin ? D’ailleurs certaines sagesses orientales affirment que le monde n’est qu’une illusion (maya).
Descartes poursuit son doute méthodique. Peut-être que j’évolue dans un monde onirique mais les principes mathématiques, eux, demeurent des valeurs sûres. En effet, que je veille ou que je rêve, deux plus trois font toujours cinq et le carré a toujours quatre côtés ! Ces énoncés sont-ils pour autant absolument certains ? Non, affirme Descartes, en envisageant l’hypothèse d’un Malin Génie qui aurait mal programmé mon esprit et ferait que je me trompe, même dans des raisonnements en apparence infaillibles. Mon intelligence serait alors truffée de bugs. Rien n’est donc certain et Descartes frôle le scepticisme absolu.
Et soudain, l’illumination ! Même si je suis sans cesse abusé par mes sens ou par un Mauvais Génie, il faut bien que j’existe pour qu’on me trompe. Descartes prononce alors ces mots avec jubilation : « Je suis, j’existe ». Tous les attributs dont on me pare, ma robe de chambre, mon métier ou même mes opinions, sont peut-être des faux. Mais je ne suis ni ceci, ni cela, le ceci et le cela tombant sous l’empire du doute. Par contre « je suis, j’existe » indubitablement. Descartes en est tout ébloui. Ce noyau de présence est un pur diamant qui se découvre à la fin du parcours.
Plus de trois siècles après, Edmund Husserl refait le chemin de Descartes en allant encore plus loin dans ses Méditations cartésiennes. Il réalise d’abord qu’il est une source de conscience qui vise à travers les sens les objets qu’elle reflète. Maintenant par exemple, votre conscience se tourne intentionnellement vers ce livre que vous lisez puis elle écoute le chant d’un oiseau avant de « se remplir » de la pensée d’un ami. On peut la comparer à un miroir éclairant : de jour comme de nuit (dans les rêves), il reflète une quantité impressionnante de phénomènes. Mais pour réfléchir tant de contenus, cette « conscience miroir » ne peut elle-même avoir une forme précise. Elle doit être vide comme le moyeu de la roue.
Comment atteindre cette source qui jaillit à la fine pointe de l’esprit ? Husserl nous propose une méthode radicale de méditation inspirée de Descartes : la mise entre parenthèses progressive des mondes extérieur puis intérieur, l’évacuation de tous les « ceci » que j’objective, sensations, corps ou pensées. Je remonte à l’origine de mes perceptions, vers ce « moi pur » en amont de toutes mes représentations. Je fais place nette en dégageant la « chambre de ma conscience » de toutes les toiles d’araignée qui l’obstruent et de tous les meubles qui l’encombrent pour laisser la lumière de l’être l’éclairer. Mais écoutons Husserl : « Ce qui par là devient mien, à moi sujet méditant, c’est ma vie pure. La mise hors jeu du monde est la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi pur, avec la vie de la conscience pure qui m’est propre ». Et Husserl d’ajouter : « Dans cette expérience, le je s’atteint lui-même de façon originelle. »
Pour mieux comprendre cette remontée du moi vers sa source, voici une pratique de déconnexion des représentations :
- Vous regardez les objets autour de vous tout en vous disant : « je ne suis pas cet arbre, ma maison ou ma bicyclette ». Vous ne pouvez pas être ces réalités parce que vous les Le sujet (vous) se démarque des objets (les).
- Vous prenez conscience de votre corps mais vous remarquez que vous n’êtes pas ce corps puisque vous l’observez. A nouveau, un sujet se distingue de la perception qu’il ressent.
- Et vos pensées ? Si vous fermez les yeux, vous êtes le témoin de vos contenus intérieurs et il faut bien que vous vous en différenciez pour les voir se profiler devant vous. L’observateur n’est pas identique à ce qu’il observe.
- « Alors je suis ce point source de ma conscience que j’imagine, là, dans mon esprit, sous la forme d’un petit disque lumineux », répondrez-vous. Mais si vous le voyez, là devant vous, vous ne l’êtes pas. Vous vous situez en amont car vous êtes celle ou celui qui regarde. Ce témoin, jamais vous ne pourrez le percevoir car pour cela il vous faudrait l’objectiver, le mettre à l’accusatif : je le Or vous, en tant que « moi pur », vous êtes toujours au nominatif. Vous êtes l’homme invisible, toujours en amont de vos représentations !
- Qui suis-je alors ? Je suis une pure source de conscience. Tout ce qui peut être mis à l’accusatif et remplacer X dans la formule « je perçois X », tout cela n’est pas moi. Or je perçois les objets extérieurs, mon corps, mes sentiments, mes désirs, mes pensées… Ces réalités ne peuvent donc correspondre à mon être profond. Encore une fois: JE SUIS. Point à la ligne.
La méditation est donc un détachement progressif de la conscience par rapport à ses contenus : en mettant le monde hors jeu, elle retrouve sa pureté première. Elle nettoie toutes ses taches pour apparaître dans sa pleine lumière. Cette méthode était déjà décrite par le philosophe grec Plotin : « Ce que l’âme doit voir, c’est la lumière par laquelle elle est éclairée. Le soleil non plus n’est pas vu dans la lumière d’un autre. Comment cela se réalisera-t-il ? Retranche toute chose ! » Et Plotin de préciser le chemin pour y parvenir : « Qu’il y ait en toi une représentation lumineuse d’une sphère contenant tout en elle. Gardant cette représentation en toi-même, forme-toi maintenant une autre représentation en supprimant cette fois la masse ; supprime aussi l’espace et l’imagination de la matière sans essayer de concevoir une sphère plus petite.» Essayez de réaliser cette pratique par vous-même : après avoir pris conscience de votre corps puis de votre souffle, visualisez une grande sphère contenant de multiples phénomènes. Commencez par enlever tous les contenus de la sphère puis effacez la sphère elle-même ! Que reste-t-il ? Une pure présence lumineuse. Peut-être arriverez-vous à la ressentir un instant avant que votre esprit se remplisse à nouveau de mille formes perçues.
Les sages de l’Inde, comme Shankara, nous montrent que le noyau de notre être est nimbé de joie. Pour eux, l’être humain comprend cinq niveaux de conscience autour de l’être profond. C’est la vision des cinq « corps » (kosha en sanskrit). Chaque personne est comparable à un emboîtement de cinq poupées russes. Plus on va vers l’intérieur, plus on s’éloigne de la matière et plus on approche de la joie.
La poupée visible de l’extérieur est le corps physique qui à la mort devient cadavre et qui se maintient par la nourriture, Deuxième poupée : l’enveloppe d’énergie qui anime le corps physique de son influx. La troisième poupée correspond au « corps » qu’on a dans les rêves ou les rêveries. C’est le domaine des sens intérieurs. Quand vous rêvez ou vous rêvassez, vous voyez des images, vous écoutez des sons, vous goûtez un bon met et vous ressentez par exemple le sable sur une plage. Vous êtes sur le plan des « pensées sensorielles ». Quatrième poupée : le monde des idées abstraites qui touchent à l’universel. Vous êtes à cet étage lorsque vous faites des mathématiques, par exemple.
Mais c’est la cinquième et dernière poupée qui nous intéresse le plus ici : elle se nomme en sanscrit anandamayakosha ce qui veut dire littéralement : l’enveloppe (kosha) qui se manifeste dans la joie (ananda). Cette poupée la plus intérieure est le rayonnement de l’être profond, ce soleil de joie. Comment atteint-on cette dimension ? Par la méditation. Libre à vous d’ailleurs de vous exercer à remonter, tel un saumon, vers la source de votre être en passant consciemment par les cinq « poupées », de l’extérieur à l’intérieur, vers des états de plus en plus subtils. Etendu sur le sol, commencez par ressentir votre corps physique en l’habitant de l’intérieur et en visitant toutes ses parties, des pieds à la tête. Poursuivez en observant le va-et-vient de votre souffle, dans l’abdomen, la poitrine, les narines. Continuez en visualisant une scène agréable sur la scène de votre mental et en la vivant par tous vos sens intérieurs. Par exemple, vous vous trouvez sur la plage d’une île paradisiaque, bercé par le bruit des vagues qui vous caressent les doigts de pieds et vous jouissez d’un soleil radieux… Passez maintenant aux idées que vous choisissez (la paix, la justice, le courage etc…). Enfin, cessez tout mouvement mental pour observer simplement toutes les perceptions qui passent comme des nuages dans le ciel de votre conscience. Ne vous accrochez pas à ces cumulus, même s’ils sont roses ! N’êtes-vous pas le soleil qui brille à votre zénith ? Ce soleil, comme disait Plotin, vous ne le voyez pas. Vous l’êtes. Dans la joie.
En Orient, ce pur « je suis » est une étincelle divine qui prend forme dans l’espace-temps. Dans les religion du Livre (judaïsme, christianisme, islam), « je suis » est l’image du « JE SUIS » qui est le Nom du Très-Haut. Dans la Bible, Moïse demande à Dieu de se nommer. L’Eternel répond : « Voici ce que tu diras aux Israélites : « JE SUIS » m’a envoyé vers vous » (Exode 3,14). Lorsque nous réalisons ce « je suis », dans le sillage de Descartes, de Husserl ou des sages d’Orient, nous nous relions donc à l’Absolu en parvenant au point central de la roue s’ouvrant sur l’infini. D’où l’allégresse qui en découle.
Une autre forme de méditation, comme nous l’avons vu avec Ramana Maharshi, est de se demander : « qui suis-je ? » La réponse se révèle progressivement, jaillissant de plus intime de soi-même. Elle n’est pas une construction intellectuelle mais bien une intuition de l’être s’enracinant dans le vécu de la méditation. J’ai souvent pratiqué cet exercice et, comme je l’ai déjà écrit, j’ai découvert que j’étais à la fois unique et uni aux autres. Deux questions inspirées du Talmud résument cette découverte :
Si je ne suis pas moi, qui le sera ?
Si je ne suis que moi, suis-je encore moi ?
À méditer. La Bhagavad-Gîta, livre sacré de l’Inde, nous montre ces deux pôles de l’être dans l’image du collier de perles : je suis à la fois une perle unique mais, de l’intérieur, je suis relié à toutes les autres perles par un fil d’or. En fin de compte, quand je ne suis plus envahi par le calcul intéressé, tout au fond de moi-même, mon être est à la fois la sphère la plus privée et la plus ouverte aux autres comme au Tout Autre.
On peut aussi exprimer ce « je suis » de la manière suivante : je suis une source de conscience immortelle (je ne peux pas nier son existence) et infinie car ce miroir peut tout refléter, de l’étoile la plus lointaine au petit caillou devant ma porte. Cependant, par le choix de ses appartenances qu’elle dispose en un bouquet de fleurs plus ou moins harmonieux, cette source de conscience devient unique en son génie propre. Personne ne partage avec moi exactement les mêmes expériences ni les mêmes identifications. Je me suis construit une identité unique tout en restant connecté à l’infini. Quant je réalise cela, je suis dans la joie. Quel bonheur d’être soi !
Jacques de Coulon
Paru dans Bonheurs Magazine de mai 2015