La haute finance représente aujourd’hui l’horizon indépassable de la pensée ; les marchés ont toujours raison, c’est bien connu. Le soir du 23 juin, tous annonçaient la défaite du Brexit. Les investisseurs avaient anticipé le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne et les indices boursiers étaient en hausse : le CAC 40 gagnait 1,96 %, le DAX 1,85 %, le baril de pétrole 98 cents… Suivait encore une avalanche de chiffres typique de notre règne de la quantité. Tout avait été calculé. On pouvait dormir tranquille.
Et le lendemain matin, patatras ! Les citoyens britanniques, ces grands hérétiques, avaient osé braver les souverains pontes de la City. Très vite, certains médias ont relativisé. Les partisans du Brexit étaient des vieux, des ouvriers de banlieue, des péquenauds des campagnes. Bref, des arriérés un peu paumés, de bonnes poires manipulées, comme le suggérait Daniel Cohn-Bendit : « Le Brexit, c’est la victoire du mensonge ; le passé a décidé de l’avenir » tonnait-il. Orage ! Ô déesse Poire ! Cette arrogance et ce mépris du petit peuple considéré comme une populace inculte par des élites déconnectées n’expliquent-ils pas en partie la victoire du Brexit ?
Je ne suis pas antieuropéen. Dans ma jeunesse, mon grand-père qui avait vécu les deux grandes guerres vantait les vertus d’une Union garante de paix, basée sur l’humanisme des Lumières. Nous nous enthousiasmions pour une Europe des peuples respectant la spécificité des régions, comme le préconisait Denis de Rougemont. Nous étions animés par le souffle d’une vision politique. Mais ce rêve s’est vite évaporé dans le désert de la pensée. Au lieu d’une famille de peuples partageant des valeurs, nous avons eu un grand marché, un espace économique où les valeurs sont surtout boursières. L’Europe du Veau d’or, celle du Pèze, du Flouze et du saint Prix, brade toute autre forme de réflexion. Le nouveau dogme ? L’ouverture. On a ouvert les frontières pour laisser s’écouler les flux financiers mais aussi migratoires afin de se donner une main d’œuvre à bon marché et une bonne conscience, par-dessus le marché.
Pourtant, dès 1959, Heidegger avertissait : « Un jour, la pensée calculatrice pourrait être la seule admise. Alors la virtuosité du calcul s’accompagnerait d’une totale absence de pensée. » Nous y sommes. Ce déficit abyssal de pensée, nous le retrouvons dans le débat sur le Brexit. Johnson et Cameron ne portent aucun projet politique mais des ambitions personnelles. La dérive émotionnelle étouffe l’argumentation. La peur domine : crainte de l’immigration d’un côté, de pertes financières de l’autre. On a poussé les Britanniques à voter la peur au ventre, avec leur porte-monnaie.
J’aime l’Europe. Mais pas ce conglomérat désincarné de technocrates et de comptables. Il est urgent de repenser l’Europe. Nous avons besoin d’une bouffée d’air frais et de visionnaires, de réfléchir aussi à cette question : qu’est-ce qui fait que nous sommes européens ?
Jacques de Coulon
Article paru dans La Liberté du 1er juillet 2016; dessin d’Alex Ballaman