Eloge du bistrot

C’est en l’absence d’une réalité que nous prenons conscience de son importance. Ainsi en va-t-il des restaurants fermés plusieurs mois dans de nombreux pays pour cause de Covid et dont les terrasses rouvrent enfin en Suisse. Non essentiels, les bistrots? Pourtant, depuis la plus haute antiquité, ces lieux de rencontre permettent de se ressourcer entre amis en discutant à bâtons rompus de sujets variés. Grâce à ces réunions autour d’un repas ou d’un café, on sort de la monotonie et des tensions du quotidien tout en structurant sa personnalité par le dialogue. Les restos ne sont-ils pas indispensables à la floraison de la vie?

«Si l’on ne refait pas le monde autour d’une table de bistrot quand on est jeune, on perd quelque chose de fondamental», avait coutume de me dire le regretté Charles-Henri Bovet, directeur de la fanfare du Collège Saint-Michel. Et il ajoutait: «C’est au moins aussi important que tes cours de philo!» Il avait pleinement raison. Or où sont-elles, aujourd’hui, ces tables de café où l’on peut philosopher à l’intérieur en toute décontraction? Difficile de refaire le monde seul devant son écran! Et cependant, dans les circonstances actuelles, ce monde a vraiment besoin d’être refait. Il implique justement une restauration.

Le plus célèbre dialogue de Platon ne s’intitule pas par hasard le Banquet. Il se déroule entre convives autour d’un festin bien arrosé et débouche sur l’une des plus belles descriptions de l’amour. D’entrée, le contexte est posé: «Chacun boira à sa guise et nous passerons le temps à causer ensemble.»

Pour Platon, on réfléchit mieux à plusieurs et les boissons comme les mets sont de précieux stimulants. La pensée se construit et s’affine tout au long du repas grâce aux échanges. La liberté de parole est totale et, comme le précise Platon, ici «il n’y a personne pour vous commander». La créativité s’exprime.

Le mot «restaurant» vient du verbe «restaurer» qui signifie «rétablir» ou «fortifier». Le restaurant est donc un reconstituant. En ce lieu, on peut certes refaire le monde, mais aussi se refaire soi-même en reprenant des forces et en retrouvant le moral. Entouré d’interlocuteurs, je cesse d’être centré sur moi-même et de ressasser mes préoccupations. D’ailleurs, vers 1750, selon le Robert historique de la langue, restaurant «a pris le sens figuré de réconfort». Le bistrot nous restaure à la fois sur les plans physique et psychique.

Pour Guy Savoy, chef cuisinier, le restaurant nous offre surtout une potion magique contre le stress: «C’est un endroit où l’on s’assoit pour se laisser dorloter pendant un temps qui est hors du temps», affirme-t-il. Or en plein Covid, de nombreuses personnes et notamment des jeunes sont en train de déprimer. On a justement besoin de ces espaces «hors du temps» pour surmonter lassitude et désarroi, pour libérer la parole au-delà du carcan sanitaire et de la «pensée unique». Merci au Conseil fédéral d’avoir fait un pas vers l’ouverture.

Jacques de Coulon

Article paru dans La Liberté

Photo : place de Vannes, Bretagne, par Dominique Jeanneret

 

 

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