«Celui qui attend le plus de l’homme est le mieux servi», écrit le philosophe Alain en précisant: «Je tiens comme principe des principes qu’il faut chercher le bien, c’est-à-dire présupposer le bien.» Ces propos m’ont éclairé depuis plus d’un quart de siècle dans mes fonctions d’enseignant comme de membre d’une direction. Ils constituent la base de toute relation humaine en se fondant sur le fait que «la personne est un absolu» (Mounier) et que «l’homme passe infiniment l’homme» (Pascal). Si le propre de l’homme est de se dépasser, alors il est normal que je le respecterai pleinement dans sa valeur absolue en présumant le meilleur et en exigeant le plus de lui. Et Alain de conclure: «Si l’on n’attend rien de bon, l’autre se laisse tomber au niveau le plus bas.»
Autrui tend à se conformer à l’image que je me fais de lui, que ce soit l’élève face au professeur, l’enfant face à ses parents, le professeur envers son recteur, voire par rapport à ses élèves qui le verraient sous un jour plus ou moins favorable. On n’enseigne pas de la même manière face à des élèves hostiles que dans un climat de confiance. J’ai observé maintes fois ces spirales négatives ou positives. C’est ce qu’on appelle l’effet Pygmalion: semblables à la statue Galatée qui incarna l’idéal du sculpteur grec Pygmalion au point de prendre vie, nos proches actualiseront le plus souvent ce que nous attendons d’eux. L’impact des présupposés fut magistralement prouvé par les expériences de Rosenthal et Jacobson dans des écoles californiennes. Il suffit que le professeur soit convaincu d’avoir en face de lui un groupe d’étudiants doués pour que ces derniers progressent de façon spectaculaire, contrairement à un autre groupe, même si les classes ont été tirées au sort.
Mais nul besoin de penser être en présence d’une élite. Toute personne, répétons-le, sort du lot. N’est-elle pas une perle unique, capable de progresser à l’infini pour autant que je cherche inlassablement le bien en elle? Ce bien qui est parfois recouvert d’une épaisse couche d’épines nourries par toutes les rancunes semées par ceux qui «n’attendent rien de bon» du haut de leur dédain.
D’où l’importance de l’encouragement, certes, mais surtout de l’exigence. Le verbe «exiger» vient du latin «exigere» composé de «ex» et de «agere»: faire sortir. Exiger, c’est donc agir sur quelqu’un – élève, enfant, ami, collaborateur – pour en extraire le meilleur de lui-même afin qu’il exerce au mieux son métier d’homme. Ce devoir de bienveillance qui a guidé mes pas est donc l’inverse de la complaisance tissée de compromissions et rabaissant l’autre au rang de l’animalité en le caressant dans le sens du poil de ses pulsions. Ce principe relationnel déploie ses effets en deux volets: être persuadé qu’autrui peut progresser vers le bien, puis exiger qu’il exprime le meilleur de lui-même. Or trop souvent, ce n’est pas le meilleur que nous imaginons dans l’autre, mais le pire: mes élèves sont faibles, ce professeur est incompétent, la direction est nulle. Quant aux politiciens… Et nos aigreurs d’engendrer une spirale d’amertumes et de comportements agressifs.
Les guerres commencent dans des esprits boursouflés de malveillance et de présupposés négatifs. Autrui se trouve diabolisé. Je pense à la terre de ma jeunesse: le Moyen-Orient. Pour le Palestinien, l’Israélien n’est qu’un occupant, un affreux colonisateur et pour l’Israélien, tout Palestinien est un terroriste potentiel, chacun n’espérant rien de bon de l’autre, chacun se laissant «tomber au niveau le plus bas», abattu d’abord par le regard péjoratif et partial de l’autre. Qui inversera cette tendance pernicieuse, ce cercle vicieux qui étrangle comme un serpent le berceau de notre civilisation? D’où ce rêve: que chacun considère l’autre comme un homme susceptible de se dépasser vers le bien. Après tout, Arabes et Israéliens sont des cousins qui s’enracinent dans le même ciel du monothéisme.
Paru dans La Liberté du 2.8.14
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